Le philosophe et académicien Michel Serres, lors d’une conférence donnée en 2013, affirmait que la révolution numérique en cours aura des effets au moins aussi importants qu’à leur époque l’invention de l’écriture, puis celle de l’imprimerie. Il est vrai que la communication via Internet a déjà considérablement bousculé nos notions spacio-temporelles. Alors que l’avion raccourcit les distances, les nouvelles technologies l’annulent. Ainsi, une adresse Internet ne correspond pas automatiquement à un lieu précis. Ce qui a de quoi bouleverser nos repères. Par ailleurs, en un temps record il est possible de contacter par l’intermédiaire d’un réseau social n’importe quel internaute connecté sur la planète…
Depuis 1980 et jusqu’à nos jours, la télévision, la radio, la téléphonie, le cinéma, la photographie, le son bénéficient également de l’industrialisation des processeurs et de l’ordinateur grâce au calcul numérique ayant remplacé le signal analogique. À partir de 1990, les blogs deviennent accessibles via Internet à des utilisateurs sans formation informatique. Certes, la perception du monde s’en trouve perturbée et les nostalgiques regrettent les périodes où les événements allaient moins vite, où la gestion de l’information était plus facilement négociée. Michel Serres d’argumenter avec humour que dans le cycle de l’évolution, l’Homme en se redressant a certes perdu la fonction porteuse de ses membres supérieurs mais a découvert l’usage de sa main pour appréhender le monde. La bouche, qui avait ce rôle, l’a perdu mais a inventé la parole. Plus tard, avec l’écriture, l’humain a aussi réduit sa capacité de mémoire, la transcription écrite ne l’obligeant plus à la même attention que la transmission orale. Pourtant, il a gagné une possibilité nouvelle de mise en relation, le texte pouvant être lu par davantage de personnes. De la même manière, l’imprimerie a remplacé la main des copistes offrant le savoir au plus grand nombre, décuplant l’accès à la pensée réflexive. L’Homme est un animal dont le corps perd, explique Michel Serres. Mais ce qu’il gagne est incomparable en terme d’innovation. C’est ainsi, conclut-il, que le numérique est aujourd’hui la plus extraordinaire des externalisations de nos fonctions intellectuelles.
Une technologie au service de l’Homme
Comme toute innovation, le numérique est à envisager non comme un but en soi mais comme un moyen de mieux vivre. David Lacombled, Directeur délégué à la stratégie de contenus d’Orange, dans « Digital Citizen. Manifeste pour une citoyenneté numérique », insiste sur le fait qu’Internet et le numérique restent des outils au service de l’Homme, qui doit prendre le dessus. Il s'avère donc fondamental de retrouver ses propres repères dans un monde en pleine mutation. Pour Lacombled, le numérique emporte tout sur son passage et la question n’est plus de savoir comment s’en protéger mais comment négocier la vague pour mieux surfer dessus. Et ce dans toutes les sphères de l’existence, qu’elles soient professionnelles ou privées. Il ajoute : Comment demander à ses enfants de ne pas échanger des SMS à table si vous le faites vous-même ? Il est donc indispensable de prendre un certain recul sans pour autant faire preuve de passéisme. Apprendre à mieux utiliser ces outils qui nous sont offerts constitue un réel défi. Dans cet ordre d’idée, le métier d’enseignant consiste de plus en plus à avoir un regard réflexif sur des connaissances qui sont désormais disponibles sur le web. Par ailleurs, l’usage des réseaux sociaux, tout en facilitant considérablement la communication, exige pour être évolutif un rapport honnête à soi-même. David Lacombled explique encore que tout mensonge se voit immédiatement sur les réseaux sociaux, par l’intermédiaire d’amis Facebook ou Tweeter. La rapidité de l’information fait que la transparence et la vigilance sont de rigueur. Il n’y a qu’à observer les violentes polémiques déclenchées par une phrase lâchée sur la Toile par une célébrité, propos dont la portée n’a pas suffisamment été évaluée mais qui est commentée à la minute même de sa publication. Par ailleurs, 80 % des nouveau-nés sont sur Facebook dans l’année qui suit leur naissance, précise encore David Lacombled. Cette exposition inconsidérée de la vie intime peut avoir des conséquences, qu’il est difficile de mesurer sur l’instant, tant la tentation est forte de vouloir s’exhiber à la manière des people. Heureusement, le numérique offre surtout un formidable potentiel culturel et créatif. La notion de partages, de travaux en commun fait que nous allons au-devant de très grandes découvertes, s’enthousiasme Lacombled, d’autant qu’il n’y a paradoxalement plus aucun moyen de plagier. Le numérique pousse inexorablement à inventer, à innover. Ici, le champ d’investigation est vaste et la créativité accessible à tous…
Laurent Mary
