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      Tendre l'autre joue :
      d'une éthique à une thérapeutique

      Tendre l’autre joue : d’une éthique à une thérapeutique
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      Le pardon n’est pas un symptôme clinique, ni une notion psychanalytique. Il relève avant tout d’une position éthique. Généralement, on assimile la naissance du pardon à l’ère de la chrétienté. Christianisme et judaïsme sont des religions fondées sur le pardon : qu’il s’agisse de la faute originelle commise par Adam ou encore des commandements de la Bible hébraïque. Toutefois, l’idée première du pardon n'émane pas des préceptes religieux mais bien plutôt d'une époque où les mythes régissaient encore la pensée.

      Rappelons rapidement qu'à l'époque de Platon (Vème siècle avant J.-C.), ce qui régit les habitants de la cité, c'est, bien avant une morale, une éthique politique. L'individu n'existe pas et seul est reconnu le citoyen (littéralement, celui qui habite la cité) ; celui-ci n'est pas encore vu dans sa réalité subjective et individualiste. Aussi faut-il comprendre que le pardon, voire l'excuse, est entendu essentiellement en son sens éthico-politique. Platon précise par ailleurs que « celui qui est puni est débarrassé de la méchanceté de son âme ». Le mal est conçu, en quelque sorte, comme une maladie de l'âme mais une maladie curable par une bonne éthique. Et comme pour toute maladie, on ne reproche pas à quelqu'un d'être malade : on le soigne. On comprend dès lors que la notion de pardon est corrélative de celle de faute et à celle de mal. C'est par l'éducation proposée par la cité, à travers une éthique du bien, que doit se combattre ce mal. Pour ce faire, rien ne vaut la compréhension, la bienveillance ou encore l'indulgence, autre figure du pardon. De fait, Platon propose, contre la faute, une sorte de vertu réparatrice ou rédemptrice où il serait question « d'unir la douceur à l'ardeur ». Aristote, disciple immédiat de l'enseignement socratique, parle de «magnanimité». L'Homme magnanime est « sans rancune » car « ce n'est pas une marque de magnanimité que de conserver du ressentiment ». Il faut donc remplacer le « ressenti » par la douceur, afin que celui qui « est porté par la vengeance » la transforme « en indulgence ». Voici comment apparaît peu à peu l'essence du pardon : être capable de transformer l'envie de vengeance par celle d'indulgence, voire de pitié. Il ne suffit pas de comprendre le geste de quelqu'un pour le pardonner : encore faut-il parvenir à l'accepter. Pour ce, seul l'amour comme véritable compassion est valable. Le pardon avant d'être une vertu est donc un sentiment. Voilà comment on passe peu à peu d'une éthique, si chère au monde grec, à une analyse du sentiment.

      Le contenu du pardon : de l'éthique à la morale


      Doit-on pardonner à tous et tout pardonner ? Toutes les fautes sont-elles pardonnables ? Y a-t-il des degrés dans le pardon ? Les questions politiques et sociales, dans lesquelles s'insère la notion de pardon, relèvent vraisemblablement plus que de l'éthique. Le pardon ne peut donc pas être qualifié d'universel parce que pardonner implique aussi la position morale du sujet. C'est avec l'ère chrétienne qu'apparaît la notion de sujet et d'individualité. Par le truchement d'une réflexion sur Dieu, le sujet se positionne comme un être autonome, capable de choix individuels et d'erreurs. Sans revenir sur une exégèse du pardon par les Pères de l'Eglise, ni sur une herméneutique des textes sacrés, nous gardons en mémoire collective l'idée de l'amour du prochain et de la capacité à pardonner ses fautes devant un repentir sincère. Cet amour du prochain est défini comme un « devoir d'aimer ». La perfection de la charité consiste donc à aimer de tout son être celui qui nous a blessés; c'est une sorte de pardon absolu, digne de Dieu. Kierkegaard tente de restituer une logique de l'amour face à cette « dette infinie » qu'est l'amour de Dieu, La question dépasse le contenu même de l'amour et il ne s'agit plus de chercher qui aimer ou encore de juger de ce qui est aimable ou pas mais bien de l'essence même de cet amour qui conduit à pardonner inconditionnellement sans question à l'autre.

      Au-delà du principe du pardon : la logothérapie


      Le sens commun a souvent assimilé l'acte analytique comme une sorte de confessionnal. En effet, le discours du patient à son analyste peut être considéré comme une sorte d'aveu, d'expiations intérieures sans restriction, d'exutoire. Toutefois, si le prêtre a la capacité d'accorder son assentiment moral, le psychanalyste ne distribue pas de bénédiction. On ne va pas chez son analyste pour être pardonné mais plutôt pour apprendre à pardonner et à pardonner à soi-même. Le pardon peut devenir une mesure thérapeutique efficace pour dénouer un conflit intérieur ou une situation qui paraît bloquée. Le thérapeute de génie qui a mis en pratique une telle théorie est un psychiatre, docteur en philosophie, qui a créé la troisième école de Vienne (les deux autres étant celles de Freud et de Adler) et qui est le fondateur de la logothérapie : Viktor Frankl. Rapidement, il diagnostique que la société souffre de névroses « noogènes » (de noos en grec qui signifie l'esprit) auxquelles s'ajoutent les névroses psychogènes, ainsi que ce qu'il nomme les « pseudonévroses somatogènes ». Il établit la cause de ces névroses en trois points : une frustration de la volonté de sens, une frustration existentielle et un vide existentiel. Pour répondre à de telles souffrances, Frankl élabore les principes de la logothérapie que l'on peut résumer ainsi : la libre volonté, la volonté de sens et le sens de la vie. Il a compris, à la suite d'expérience traumatique à Auschwitz, où il a perdu une grande partie de sa famille, que ce qu'il fallait retrouver pour ne pas se laisser submerger par l'angoisse et ronger par ce qu'il nomme « le vide existentiel », c'est un sens à son quotidien. Il propose de transformer la souffrance en élan pour la vie à travers cette impulsion noodynamique. Ce qu'il faut, c'est parvenir à donner un sens à la souffrance.
      C'est pourquoi on entend bien que la logothérapie est avant tout une thérapeutique du pardon : celle qui justement permit à Frankl de pardonner à ses bourreaux, celle qui émane du pardon même. Est-il encore besoin de rappeler que le pardon est une souffrance et une souffrance partagée : celui qui se sent coupable souffre de cette culpabilité et celui qui refuse de pardonner souffre de son manque d'humanité et de sa solitude intérieure. Pardonner, c'est se libérer – aussi bien en pardonnant qu'en étant pardonné. La question du pardon se pose en tant que responsabilité même et à terme d'en conclure: en tant que sujet responsable, j'ai la responsabilité de ma souffrance, tout comme j'ai la responsabilité de pardonner.
      Le pardon ne doit pas être seulement entendu d'après son sens éthique. Il ne se contente pas de poser la question entre le bien et le mal mais plutôt celle de la limite entre le bien et le mal. Toutefois cette limite est posée par la liberté et la subjectivité du sujet : choisir qu'au-delà d'une certaine limite, ce n'est plus pardonnable. C'est là que la souffrance commence. Puisqu'il ne dépend que de soi de fixer la limite du pardonnable, l'individu est seul juge face à la culpabilité de l'autre. Cette liberté se transforme peu à peu en volonté de puissance sur l'autre. La logothérapie propose une aide non négligeable pour se libérer du choix qu'impose le pardon, pour dépasser la souffrance et la transformer en joie. Elle répond en thérapie par des actes d'amour, d'humour et de volonté aux névroses, aux troubles obsessionnels, aux phobies et autres pathologies, mais aussi aux frustrations existentielles, au vide de sens... Frankl se sert de la dimension sentimentale du pardon, dont nous avons pu constater l'importance à travers l'éthique, pour en faire un acte thérapeutique. Et bien que cette méthode diffère considérablement de la psychanalyse, elle ne s'y oppose pourtant pas : « La logothérapie s'éloigne de la psychanalyse dans la mesure où elle voit en l'Homme un être qui cherche avant tout à donner un sens à sa vie plutôt qu'à satisfaire uniquement ses besoins et ses instincts, à réconcilier les demandes divergentes du ça, du moi et du surmoi ou à s'adapter à la société et à son environnement ». Enfin, si l'amour a un rôle en logothérapie, il ne faut pas oublier non plus le pôle du religieux. Nous retrouvons ici la dimension chrétienne du pardon que Frankl réhabilite et replace dans son contexte : « Si grande que soit mesurée, dans son effet, l'action thérapeutique de la religion, la raison d'être première de cette religion n'est absolument pas d'ordre thérapeutique ». La logothérapie laisse libre champ à une dimension spirituelle quand celle-ci s'affirme utile dans la recherche du sens. Avec la logothérapie, le pardon passe d'une éthique à une thérapeutique.

       

      Elsa Godart

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