Auguste Rodin,
quand l’haptophobie
se met au service de l’art

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La mère de Rodin souffrait d'haptophobie, c'est-à-dire qu'elle évitait le contact physique avec son enfant. Des failles vont ainsi apparaître au niveau des identifications primaires chez le jeune Auguste mais le modelage de la terre glaise restaurera, par la suite, le moi morcelé. L'artiste étant recréé par son œuvre, l'œuvre artistique est la sublimation d'un symptôme offert à l' humanité.

En cette fin de XIXème siècle, un homme de petite stature, taillé dans l'épaisseur des géants de l'époque, exprime son génie dans le façonnage de l'argile. Ses larges mains pétrissent des formes de corps humains en mouvement d'où jaillissent une inspiration érotique, d'un réalisme éclatant: Les lignes et les couleurs n'émeuvent point en elles-mêmes mais par le sens profond qu'on y attache, disait-il. Sous ses yeux bleus perçants se sculptent les émotions de la vie. Il accroche la lumière sur les bosselures et les ombres dans les creux : Modeler l'ombre, c'est faire ressortir la pensée. De ce personnage rustre, brut, émane un envoûtement de passion qui charme les femmes, impressionne les artistes et les intellectuels de la capitale. Cet homme semble descendre des nuages, d'une assemblée d'immortels et ne laisse personne indifférent. Il séduit et heurte par la volupté de son art qui rompt avec le classicisme et le symbolisme. Antagoniste de cet art théâtral et scolastique, il s'offre toutes les audaces à l'encontre du conformisme bourgeois. Son atelier réunit une soixantaine d'élèves qui œuvrent sur des bustes, des têtes, des bras, au milieu de femmes nues qui posent ou déambulent entre des cariatides et les statues. Rodin, saisissant de la terre glaise, ébauche rapidement entre ses mains la beauté d'un mouvement ou la tension d'un muscle, faisant ressortir la violence, la torsion des postures ou contrapposto. Myope, l'œil très près de son modèle, le nez ciselant les contours de la musculature, il fixe dans le temps l'émotion de la puissance du mouvement : Nos regards plongent jusqu'à l'esprit et, quand ensuite nous reproduisons des contours, nous les enrichissons du contenu spirituel qu'ils enveloppent. La statuaire de Rodin révèle les forces antinomiques contenues dans son être intérieur, animées à la fois d'érotisme et d'opposition quant à l'art conventionnel : Il n'y a de laid dans l'art que ce qui est sans caractère, c'est-à-dire ce qui n'offre aucune vérité extérieure ni intérieure.

Des origines modestes
François Auguste René Rodin voit donc le jour le 12 novembre 1840, dans une petite mansarde sinistre de la rue de l'Arbalète à Paris. Ses parents, d'origines modestes, sont venus de province dans l'espoir d'améliorer leur condition sociale. Sa mère, Marie Cheffer, descend d'une lignée paysanne lorraine. Elle possède une grande force de caractère et son visage reflète l'austérité ; posant au-delà même de la distance une frontière certaine entre elle et ses semblables, ceci a pour effet, chez Auguste, de la rendre très tôt fantasmatiquement inaccessible ; cette femme souffre d'haptophobie, phobie qui entraîne des répercussions au stade du miroir, avec difficulté d'unification du moi. Jean-Baptiste Rodin, le père, est natif d'Yvetot, un petit port morutier de Normandie ; il a réussi à obtenir un emploi à la préfecture de Paris où il est nommé inspecteur de police municipale en fin de carrière. Peu d'années auparavant, est née une petite fille prénommée Maria. Les deux enfants se ressemblent autant physiquement que de tempérament. Elle est affectueuse, de nature diligente et ses grands yeux bleus trahissent une grande impression de tristesse et de gravité. Auguste sombre souvent dans des colères excessives et le manque affectif se fait rudement ressentir par ses attitudes introverties.

L’argile, une révélation…
Petit garçon, il fréquente l'école du Val-de-Grâce tenue par des Frères. Il reçoit une éducation religieuse et a des difficultés à suivre l'enseignement, sans doute en raison de sa myopie. Se repliant dans son monde intérieur, il projette déjà sur du papier à dessin les images de son devenir. À l'âge de dix ans, son père le place en pension dans une école privée à Beauvais. Il assimile avec peine l'enseignement secondaire et refuse la discipline scolaire. Après quatre ans de laborieuses études, il regagne le domicile paternel, avec la ferme détermination de se consacrer au dessin. C'est ainsi que le jeune Rodin entre à l'Ecole Impériale de Dessin, appelée “ Petite École ”, où l'on forme des ornemanistes et des praticiens aux métiers d'art. Sa destinée bascule le jour où il découvre un atelier de modelage au sein de l'école : Pour la première fois, je vis de la terre glaise, il me sembla que je montais au ciel, je fis des morceaux séparés de bras, des têtes ou des pieds, puis j'attaquais la figure toute entière. J'ai compris l'ensemble d'un corps... J'étais dans le ravissement. Auguste, modelant l'argile, rentre enfin en symbiose avec le corps de la mère. Le toucher, le pétrissage de la glaise, réveillent sa sensualité. Il sublime le mauvais objet, cette mère haptophobe qui a dénié devoir étreindre le corps de son enfant contre son sein. Modelant l'argile, il se réunifie. Ainsi, le moi restaure-t-il le moi.

Refusé par trois fois aux Beaux-Arts
Le désir devient passion et désinhibe ses potentialités. Il adopte pour devise : L'art naît en travaillant. Il fréquente assidûment le Louvre, la Bibliothèque Impériale, le Collège de France et s'intéresse à la lecture des grands auteurs ; Lamartine, Dante, Virgile, Victor Hugo, Homère, Musset deviennent ses références. Cette boulimie de culture ne devait jamais le quitter. Il reçoit un premier prix de modelage à l'âge de dix-sept ans et décide de se présenter au concours de l'École des Beaux-Arts. L'entrée lui est refusée par trois fois. Nullement découragé, Auguste part à la conquête de son véritable désir, comprenant que l'ouverture se situe en dehors de la voie académique. Confronté au principe de réalité, il décide d'entrer dans la vie active et se met au service d'un décorateur pour un salaire de cinq francs par jour.

Volonté et obstination
En 1862, Auguste traverse une terrible épreuve. Sa sœur Maria, délaissée par son fiancé, sombre dans une profonde mélancolie et fait retraite au couvent des Ursulines pour mieux s'y laisser mourir de chagrin. S'identifiant à sa sœur, il se retire dans un cloître, appelé à y suivre le même destin. Grâce à la raison et au dévouement du Père Eymard, la pulsion de vie jaillit à nouveau et l'art reprend ses droits : l'art indique aux Hommes leur raison d'être. Il leur révèle le sens de la vie. Rodin se remet lentement de son affliction lorsqu'il tombe amoureux d'une jeune lingère. Ils se mettent en ménage et naît de leur union Auguste-Eugène. Rodin refuse alors d'épouser Rose Beuret et ne reconnaît jamais officiellement son fils. À la même époque, il installe son premier atelier dans une vieille remise ouverte au gel l'hiver et à la canicule l'été, disant y travailler autant qu'il peut le soir, après ses dures journées chez le sculpteur Carrier-Belleuse. Faute d'argent, il ne peut faire mouler ses créations et assiste impuissant à leur éclatement. À force de volonté et d'obstination, il donne naissance à sa première œuvre majeure : “ L'homme au nez cassé ”. Bien que refusée au Salon de Paris, elle est une merveilleuse sublimation du retrait de l'élan affectif et de la douleur d'être. Pour Rodin, le visage n'est jamais en désaccord avec l'âme. Ayant réalisé quelques économies, il décide d'un voyage en Italie à la rencontre de ses pères spirituels, Michel-Ange et Raphaël, pour saisir le point culminant de toute la pensée gothique.

Forme et mouvement
Abordant une nouvelle étape de sa vie, le sculpteur s'installe alors à son compte et médite sur le temps perdu : La nécessité de vivre m'a fait apprendre toutes les parties de mon métier... Je regrette d'avoir perdu tant de temps car tout ce que j'ai fait alors dans tant d'efforts dispersés pouvait être rassemblé vers une belle œuvre. Mais cela m'a servi… Il reconnaît le bien-fondé d'une longue élaboration artistique, susceptible de l'élever au sommet de son art. Il s'écarte des principes de l'art conventionnel, défiant l'Académie, se souvenant des marbres inachevés de Michel-Ange. L'idée vient à Rodin de présenter “ L’Homme qui marche ”, une statue sans bras, ni tête. C'est la période des figures inachevées ou art métonymique, un élément particulier du corps suggérant le tout. En accord avec l'art impressionniste de l’époque, Rodin introduit le mouvement des Lumières dans son œuvre comme réalité temporelle et jeux de l'imagination. Il se lie d'amitié avec Turquet, le sous secrétaire d'État et obtient sa première commande de l'État français : une porte gigantesque destinée au musée des Arts décoratifs, baptisée “ La Porte de L'Enfer ”. Il s'inspire en partie de la “ Divine comédie ” de Dante pour sa réalisation. C'est toute la désillusion du monde matérialiste, incarnée dans la forme et le mouvement, que Rodin a découverte chez les poètes du désenchantement : Verlaine, Rimbaud, Baudelaire qui, avec des vers de larmes et de tristesse, ont pleuré la perte de la matrice originelle ; composées de cent quatre-vingts représentations, certaines préfigurent les pièces maîtresses de son œuvre qu'il reprendra, indépendamment de la porte, comme le Penseur, le Baiser, Fugit amor, l'Eternel printemps et l'Enfant prodigue. Le Penseur, sis en haut de la porte, semble méditer sur sa création. Son œuvre majeure restera inachevée comme une vision de la détresse du genre humain.

Camille Claudel, la femme idéale…
Un jour, il se lie plus intimement avec une jeune élève, Camille Claudel. Camille a une grande bouche plus fière encore que sensuelle et une personnalité complexe et farouche. Devenus amants, une relation passionnelle s'instaure, entrecoupée de ruptures et de discordes. Rodin cède pour la première fois à l'emprise d'une femme et la violence de leurs rapports augure d'une fin tragique. Beauté aux magnifiques yeux vert pâle, elle se montre indépendante et talentueuse ; elle sculpte avec dextérité le marbre et expose bustes et sculptures dans des Salons, ne tardant pas à attirer le regard des professionnels d'œuvres d'art. Ne pouvant se séparer de Camille, Rodin cherche à la fuir dans d'autres aventures féminines. Leur liaison dure onze ans, unis par le même amour de l'art et la même approche de la musculature du corps humain. Si l'art de Camille est proche du maître, il diffère par un style naturaliste plus heurté, propre à sa personnalité violente et hypersensible dont Rodin soutient la différence : Je lui ai montré où trouver de l'or, mais l'or qu'elle trouve est bien à elle… Il a rencontré la femme idéale, vivante, qu'il modèle de ses mains depuis des années. Les grands artistes de son temps n'hésitent pas à la qualifier de femme de génie.

En chemin vers la fortune
Les commandes s'enchaînent avec “ Les Bourgeois de Calais ” et la statue de “ Victor Hugo ”. Mais le succès n'est pas au rendez-vous car l'imaginaire du sculpteur s'égare dans des représentations inadéquates au personnage et l'oblige à repenser son œuvre. Il ne baisse jamais les bras, mais accumule beaucoup de retard dans ses livraisons, n'échappant pas à de nombreuses querelles avec ses commanditaires. C'est en cette période de difficultés que Camille Claudel rompt définitivement. Il n'essaye pas de la récupérer et, sans doute, sacrifie-t-il l'amour de sa vie pour honorer ses engagements et sa passion de l'art. Elle s'enferme dans un petit appartement au milieu de ses plâtres et sombre progressivement dans la dépression, se sentant persécutée par le seul nom de Rodin “ mur-muré ”. Plusieurs expositions sont organisées pour lui venir en aide et les amis de Rodin tentent de l'assister. Internée sur la demande de son frère, Paul Claudel, Camille, recluse dans son monde intérieur, meurt trente ans plus tard, en 1943, à l'asile de Villeneuve-lès-Avignon. Après la dramatique rupture avec Camille, la statue de “ Balzac ” est présentée à l'exposition de 1898 et fait l'objet de railleries et d'hostilités. Mais avec “ Balzac ”, tous les regards des grandes capitales se tournent vers Rodin et son style nouveau d'art moderne. Il prend alors le risque financier de faire construire un pavillon Place de l'Alma pour l'Exposition Universelle de 1900 et présente au grand public la majeure partie de son œuvre et ses tableaux. Les commandes affluent des professionnels de l'art et des musées internationaux et Rodin doit accélérer le rythme de sa production en répliquant ses modèles. Après tant de revers et d’injustes critiques, l’artiste connaît enfin la fortune.

Le mouvement, encore et toujours
L’exposition terminée, Rodin fait transférer le pavillon dans sa propriété de Meudon. Les plus grands intellectuels d'Europe comptent parmi ses amis et d'illustres voyageurs de marque viennent lui rendre hommage. Mais l'entente avec Rose se dégrade et l'atmosphère avec cette femme ordinaire devient insupportable. Rose ne sait pas recevoir et reste effacée, maladroite, lors des réceptions. Ne supportant plus leurs innombrables disputes, Rodin part s'installer à l'hôtel Biron. Subjugué par le mouvement du corps humain, il est véritablement aspiré par un engouement sans limite pour l'art chorégraphique et l'expression de la danse. Il réagit spontanément à ses irrésistibles impulsions et plongeant ses mains dans la glaise, il la pétrit comme un corps de femme ou dessine les sentiments que lui inspire la fugacité des mouvements des danseuses : J'ai toujours essayé de rendre les sentiments intérieurs par la mobilité des muscles… C'est dans le grand Autre inconscient, l'image spéculaire que lui renvoient ses créations, que Rodin authentifie son moi et restaure son narcissisme.

Un pont unissant passé et présent
Vers la fin de sa vie, le sculpteur se transforme en un personnage froid et distant. Une forme de paranoïa insidieuse s'installe chez le personnage, convaincu qu'on veut attenter à sa vie et lui voler son argent. Se détournant de la sculpture, il se met à la production d'aquarelles érotiques représentant, entre autres, une américaine, la duchesse de Choiseul, son unique muse, qui se dit la réincarnation de sa sœur Maria. Profitant des faiblesses du maître, cette duchesse fantasque devient son imprésario pour les États-Unis où son œuvre demeure très présente. Après maintes folies avec son égérie, il reste momentanément paralysé à la suite d'un trouble cardiaque et décide de retourner vers Rose qui l'attend bras ouverts, comme à son habitude. L'idée du musée Rodin est enfin acceptée par le gouvernement et le couple signe un testament en faveur de l'État français. Le 29 janvier 1917, le mariage d'Auguste et de Rose est célébré. Réalisant enfin son vœu, Rose s'éteint quelques jours plus tard. Rodin, à son tour, se laisse mourir en novembre de la même année, manquant de quelques jours son élection à l’Institut de France. Rodin est enterré auprès de Rose dans sa villa de Meudon au pied du “ Penseur ” et tombe rapidement dans l'oubli. Avec Rodin se ferme la page de la sculpture littéraire et classique et naît l'art abstrait. Il est, pour ses contemporains, un chaînon, un pont unissant les deux rives, le passé et le présent...


Alain Laudet et Jacques Roux

 

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