Un  regard qui se détache d'une foule maussade, le cri de joie d'un  enfant qui fête notre retour, un murmure à notre oreille, la  caresse du soleil, notre corps qui frissonne au contact d'un  autre ou le souvenir d'un bon jeu de mot surgissant avec  malice... Riche est la gamme du plaisir, infinies ses variations. Ni  tout à fait bonheur, ni tout à fait jouissance, il en est parfois  l'annonciation. Quel régal en effet de se savoir l'élue de celui  vers qui les regards convergent ce soir. Les papilles frémissent,  l'épiderme se lisse, les poumons s'oxygènent, les tensions  s’apaisent esquissant le plus souvent un sourire sur nos lèvres.
  
			         
			         Le  plaisir ne se contente pas de symboles. Il a  besoin de présence, de chair, de réalité, de couleurs, de sons, de  parfums, de contact, pour combler les sens et activer les heureuses  réminiscences comme source assurée du bonheur de vivre. Parfois  aussi il s'imagine, les rêves sont alors précieux pour le nourrir  et sa perspective encore plus riche en sensations heureuses que sa  réalisation. Ainsi les journées de l'enfant qui attend sa fête  d'anniversaire déjà s'égayent, et celles de l'amoureux qui  s'imagine les heures à venir avec sa moitié se font plus  délicieuses. Quand le plaisir se profile prometteur, cette promesse  en soi est source de bonheur. Les plaisirs s'alimentent au souvenir  pour nous projeter dans l'avenir. Comme mus par un heureux mécanisme,  nous n'en saisissons pas tous les ressorts mais ne voudrions pas que  les bienfaits nous en échappent.
			       L'attente,  si elle vient à s'éterniser, créant usure et saturation, peut  imperceptiblement nous faire glisser du plaisir au déplaisir ou  déboucher, une fois conquis l'objet du désir, sur une réalité  d'autant plus décevante que les espoirs ont été prometteurs. Un  événement malencontreux gâchera d'autant plus un moment que  celui-ci aura été attendu avec intensité : un ami qui fait faux  bon, les parents qui se disputent le jour de notre fête et voilà  que l'univers (du plaisir) s'écroule. La portée dramatique de  l'événement perturbateur se mesure à l'aune de sa sensibilité et  non à l'échelle de la réalité. Aucune consolation ne suffit à  rendre un plaisir perdu. Aucun mot. La déception, personnelle,  intime, devrait toujours être respectée.
			       Souvent  lié au dépassement d'un conflit, le plaisir n'est pas le résultat  de ce dépassement mais la sensation aimable qui l'autorise et nous  raccorde à la fois avec le monde et notre moi intime. Caresses,  regards cajoleurs, mots doux, gestes de tendresse, nombreuses sont  les attentions maternelles qui encouragent le petit enfant à avancer  dans la vie. Qu'elle vienne apaiser la douleur qui naît sous l'effet  des tensions que produit un conflit ou confirmer un bien être  établi, la sensation de plaisir prend sa source, en son essence,  dans une sensation initiale. Teintée à chacune de ses  manifestations du souvenir de la première où elle s'est fait  ressentir, son intensité puise sa valeur à la fois dans la réalité  de l'instant et dans son pouvoir de réactiver un souvenir heureux  lié à cette sensation initiale.			       
			       Une identification complexe 
			         Toute  quête de plaisir est subordonnée à un leurre constitué par le  désir de retrouver un plaisir passé. On s'imagine le drame que peut  figurer la naissance en tant que violence physique, contraignant à  passer d'un univers chaud et humide à un autre plus brutal et le  désir qui pourrait en découler de retourner à l'état antérieur  (presque) idéal par une quête de plaisir permanente pour adoucir le  choc, apaiser les douleurs premières, en effacer les empreintes  (dé-plaisantes) laissées à notre mémoire. Et pourtant insistant,  répétitif ou ininterrompu, le plaisir perd de sa saveur.  Nécessitant ce brin d'exceptionnel qui lui confère sa magie, il  trouve sa force dans son immédiateté, dans l'adéquation d'une  réponse qu'il propose face à un besoin ou un désir impérieux et  son intensité compense le fait qu'il soit éphémère. Correspondant  à une attente, portée ou non à la conscience, il n'est de plaisir  si délicieux que celui qui donne l'impression de nous surprendre.  Ainsi, une fleur ou un baiser furtif sur une feuille de papier,  signalant que malgré l'absence nous n'avons pas été oubliés,  seront plus émouvants qu'une présence contrainte qui a exigé des  privations que l'on risque inconsciemment de nous faire payer. Rien  de plus cher que ce qui conforte, sans équivoque, dans l'espoir  secret qui nous habite en permanence, d'être sujet désiré et  désirable. Ainsi, ce n'est pas dans la durée que se conçoit la  qualité du plaisir mais dans la beauté des sensations qu'il  procure, leur propension à émerveiller, à ravir, à raviver et  dans la valeur secrète des traces qu'il laisse en la mémoire  intime. Enfouies au plus profond de nous comme garantes d'un avenir  possible, aussi longtemps que de véritables traumatismes n'en ont  pas eu raison, aussi longtemps qu'elles se rappellent à  l'inconscient quand le dégoût de vivre ou la lassitude un matin  nous surprend, ces traces nous aident à repartir à la conquête  d'autres plaisirs, faisant fi des difficultés qu'ils aideront à  faire oublier.
			       Parfois  le plaisir nous trahit ou nous joue de mauvais tours quand malgré  l'intention de le vivre, de le transmettre, de le procurer, il se  signale par son absence ou produit l'effet inverse. Nous procédons  tous d'une série de déterminismes, c'est-à-dire d'une force qui  nous contraint à des comportements qui ne relèvent pas d'un choix  conscient. On peut imaginer que la façon dont l'enfant aura été  mis au monde, sevré - qui à l'origine signifiait « séparé » et  qui peut être entendu comme 
amené à  la séparation d'avec sa mère par la satisfaction essentielle à ses  besoins les plus vitaux -, puis  accompagné tout au long de sa croissance, participe de ces  déterminismes. Des réponses que parents et tout autre éducateur  auront tendues, ou non, face à nos attentes et nos aspirations,  durant les premiers temps de notre vie, dépendra notre façon  d'appréhender le plaisir. Sans le vouloir, sans le savoir, un père  ou une mère peut « interdire » à son enfant l'accès au plaisir,  en exprimant ses sensations personnelles avec exubérance ou en les  réprimant avec trop de violence. Tel l'assaut d'un corps étranger  dont il « hérite » sans avoir la capacité de le contenir, ces  émotions parentales qui l'ébranlent dans le non-dit des corps,  au-delà du possible, interférent sur ses facultés réceptrices,  exacerbent sa sensibilité et perturbent l'accès à son propre  plaisir. Comme si, sous un effet de sidération, plaisir ou déplaisir  du père ou de la mère, l'occupait au point de lui interdire de  vivre les siens. Théâtre de tous les tremblements, l'enfant peut  développer une hypersensibilité telle que le plaisir côtoiera sans  cesse la douleur et être amené à, à se  soustraire à la démesure du choc transmis, pour en atténuer la  violence. Ainsi, certaines conduites anorexiques sont des refuges  pour apaiser une hypersensibilité qui s'exacerbe au contact de ce  que l'enfant n'est pas en mesure de supporter, tendant à minimiser  les effets de ce qui est perçu comme un traumatisme ; bien qu'il  n'ait pas été dans l'intention parentale de bouleverser, choquer,  blesser, maltraiter l'enfant, ce type de défense lui ferme les  portes de la perception et réduit ses possibilités de s'ouvrir sur  son propre plaisir.
			       Ce  qui se perçoit dans le silence des non-dits échappe aux cœurs les  mieux intentionnés. S'il peut être illusoire de se guérir d'une  forte émotivité, tant elle s'enracine au plus profond de notre  histoire, la parole peut aider à une distanciation qui, atténuant  les effets négatifs, rendant à chacun ses émotions et ce qui les  déclenche, autorisera son plaisir à l'enfant. Qu'il surgisse à  l'appel du désir ou pour apaiser un tourment, le plaisir communique  à notre corps, à notre âme, convoqués à l'unisson, une sensation  de bien-être infini. Expression d'une satisfaction immédiate ou  d'un souvenir dont les reviviscences joyeuses portent vers la  béatitude, sa qualité semble évidente dès qu'elle se manifeste.  Plus ou moins éphémère, elle est génératrice de forces, et c'est  là son miracle... sonne la fin d'une déchirure : le calme après la  tempête. La détente après l'effort. Invitation à l'accord, elle  symbolise la paix ; l'harmonie couronne la patience, récompense les  efforts, justifie les espoirs. Différent dans sa source comme dans  ses effets, chez les uns et les autres, selon les âges, les  origines, les civilisations, le plaisir avance un peu comme une  énigme. Celui d'une grand-mère qui observe sa petite-fille n'est  pas celui que prend celle-ci à être observée mais l'un et l'autre  se confortent et s'encouragent. Celui d'un enfant savourant un bonbon  n'est pas celui qu'il éprouvera adulte lors d'une rencontre  amoureuse, pourtant le nourrissant en son essence, il y présidera.
			       Du  latin placere
 
			       À  l'origine 
plaisir était un verbe : plaisir, faire ce qui est bon, ce qui agrée.  Semant au passage 
placebo et son fameux effet (au sens propre, 
je  plairai) à l'opposé duquel on  trouve le plus funeste 
nocebo (
je nuirai),  on peut imaginer combien le plaisir est lié à la santé s'il  définit la sensation agréable que (nous) procure ce qui (nous) fait  du bien (ne nous nuit pas). Les choses n'allant pas sans leur  contraire et les mots étant ce qu'ils sont... reflets de nos maux et  de nos tourments, de nos bonheurs et de nos réussites, voyageant  pour mieux débusquer nos états d'âme, interroger notre complexité,  soupeser nos contradictions, à l'opposé du plaisir, le dé-plaisir,  entre déception et contrariété, vexation et dégoût, douleur et  désespoir, est symbole de souffrances physiques ou psychiques  ressenties avec plus ou moins d'intensité, là encore selon les  circonstances, les natures, les sensibilités, les histoires.  Marquant à la fois le contraire du plaisir mais aussi sa négation,  il en signale l'absence, en affirme le manque et, renforçant son  appel, en évoque les bienfaits ; invitant à sublimer nos peines, à  y puiser d'autres forces, dans l'espoir de trouver ailleurs ce  qu'elles nous refusent, oui, le plaisir est indispensable à la vie.
			       S'il  est des plaisirs dont on ne doute ni de la teneur ni des bienfaits,  il m'est arrivé de me demander ce qui couvait sous cette notion  quand la façon dont elle se manifestait n'avait pas la force de  l'évidence que revêt la béatitude qui se dégage du visage de  celui dont les désirs ont été assouvis. La dégustation d'un plat  mijoté avec amour, la voix de l'élu de notre cœur qui apaise notre  doute à l'instant où nous pensons à lui, ne prêtent pas à  confusion. Mais la jubilation du conducteur qui grille un stop sous  l'effet de l'alcool ou s'adonne à des excès de vitesse vertigineux  par goût de la transgression, alors que ce faisant il est non  seulement susceptible d'attenter à sa vie mais aussi à celle  d'autrui, laisse songeur. Qu'une maman, souffrant d'obésité, se  propose d'allécher son enfant déjà gavé de beurre de cacahuètes,  avec un cornet de pop-corn, nous interpelle et que certains aspirent  à porter leurs débats intimes ou orgies sexuelles sur la place  publique rend sceptique sur la nature du plaisir retiré. Il ne  s'agit pas de morale, ni d'invitation à la répression. En terme de  plaisir, chacun est maître de savoir ce qui lui convient. Il s'agit  de se demander si l'excès de plaisir ou son exhibition ne symbolise  pas le doute de celui qui l'a éprouvé à l'égard de ce qui a été  éprouvé, comme une mise en abyme, destinée à révéler que ce qui  a été pris ou donné pour du plaisir n'en était peut-être pas  tant ou pas seulement puisqu'il n'a pas suffi à procurer cet  apaisement rare que confère le bien-être.
			       L'art  de cultiver le plaisir avec bonheur garde un caractère énigmatique  tant il suppose un talent dont nous ne sommes pas tous doués au même  titre. Certains plaisirs, plus communicatifs ou convaincants que  d'autres, suscitent notre admiration ou notre désir ; plus clairs ou  plus mystérieux, ceux qui les ressentent nous épatent et  l'attraction qu'ils exercent sur nous souligne nos frustrations. Sans  aller jusqu'à catégoriser les plaisirs entre bons ou mauvais, vrais  ou faux, ni s'ériger en juge du bien et du mal, on peut imaginer que  certaines conditions de vie, d'éducation, d'amour, développent un  sens du plaisir plus épanouissant, aux effets heureux plus aptes à  être universellement reconnus comme tels, alors que dans d'autres,  violence ou indifférence, en auront rendu l'abord délicat. Ainsi le  plaisir lié à la réalisation d'une vengeance ou à l'observation  du malheur n'a-t-il pas, et c'est une évidence, une portée aimable,  à l'inverse de celui lié au succès de son poulain ou à la  réussite d'une entreprise créatrice... 
			        
			       Virginie  Megglé