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		             André Dussollier Du jeu au je
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Il donne ses rendez-vous dans une brasserie de  Montparnasse toute proche de son “ terrier ”, le lieu de travail où  il se “ rassemble ” entre tournages et répétitions. Parole vive,  vagabonde, un peu flottante, il évoque son enfance savoyarde et solitaire puis  son saut (de l'ange) dans le monde des artistes. Depuis ses neuf ans, André  Dussollier navigue entre la peur et la fièvre, entre l'économie et la passion.  L'acteur a fait son miel de cette tension entre rigueur paternelle et fantaisie  maternelle, une grâce qui lui permet de passer des rôles graves aux comédies  les plus loufoques. Resnais, Rohmer, Sautet, Rivette, Truffaut, Chatiliez sont  tous “ tombés amoureux ” d'un des visages d'André Dussollier. Mais  l'acteur n'aime rien de mieux que de savourer l'exquise liberté d'être seul,  mettre ses pas et sa voix dans les traces de Michaux, Prévert, Rostand,  Dubillard..., les “ Monstres Sacrés et Sacrés Monstres ” qu'il fait  vivre, seul en scène, dans les théâtres de France.
		       Psychanalyse Magazine : La solitude semble importante à votre équilibre.  Quelle place ces moments-là prennent-ils dans votre vie ?
               André Dussollier : Une grande place. Entre deux tournages, j'ai besoin de me  délier dans l'atmosphère, de rencontrer des amis, de m'octroyer du temps pour  la rêverie, pour lire, écouter de la musique dans ce petit  “ terrier ” où je me retrouve un peu en dehors de l'agitation de la  maison. Pour moi, la solitude est une affinité, une manière d'être. Je l'ai  subie enfant puisque j'ai grandi sans frère ni sœur à Cruseilles, un petit  village de Haute-Savoie. A l'époque, j'aurais vraiment souhaité un peu plus de lien  avec le monde extérieur... Aujourd'hui, cette solitude est devenue une chose  naturelle pour moi et j'y retourne d'ailleurs par besoin. Les textes que je dis  en scène, dans “ Monstres Sacrés, Sacrés Monstres ” font partie de ce  plaisir d'être seul. J'exprime une affinité toute personnelle avec le regard  des auteurs sur la réalité, une affinité nécessaire pour que l'œuvre enfin se  ressouvienne.
		       P. M. : Comment  l'enfant solitaire que vous étiez a-t-il rencontré le théâtre ?
               A. D. : J'ai grandi dans une famille où on ne manifestait pas ses émotions, où  on ne sollicitait pas la pensée des enfants. J'avais très envie de grandir pour  échapper à ce monde que je ressentais comme triste et bloqué. Et puis un jour,  j'avais dix ans, mon professeur de français m'a amené voir “ Poil de  Carotte ”. Je ne savais même pas que le théâtre existait et ce fut une révélation.  Pleurer et rire, livrer et se livrer... Toute cette énergie, toutes ces choses  retenues que je pressentais en moi, il était donc possible de les exprimer.  J'allais enfin pouvoir exister.
		       P. M : Vous avez néanmoins attendu l'âge  de 23 ans pour vous inscrire à un cours d'art dramatique...
               A. D : Mes parents, qui étaient tous les deux employés au Trésor Public, n'avaient pas  vraiment l'esprit d'aventure. Ma mère était certes plus fantaisiste que mon père  mais aucun des deux n'aurait vraiment compris mon “ saut ” dans  l'univers du théâtre. Mon diplôme de Lettres Modernes m'a permis de gagner la  liberté de faire ce que je voulais. Puis il y a eu l'entrée au Conservatoire  (c'était en 1970) où j'ai obtenu trois premiers prix et enfin l'entrée au Français,  ce qui a fini de rassurer mes parents. Je ne pense pas qu'ils aient compris à  quel point ce métier avait eu sur moi des effets thérapeutiques mais ils étaient  fiers de mon nouveau statut social d'acteur.
		       P. M. : Même si vous avez eu l'énergie  des révoltés pour vous libérer du modèle familial, vous avez gardé des valeurs  de vos parents l'amour du travail et sans doute aussi le sourire...
               A. D. : J'insiste beaucoup sur le travail de l'acteur, c'est vrai, parce que je  voudrais qu'on le connaisse mieux. Aujourd'hui, je regrette cette manie  d'interroger plus souvent les acteurs sur leur vie privée que sur leur métier.  Quant au sourire, mon sourire d'attitude, je l'ai hérité de ma famille où on  affichait toujours ce sourire de façade pour le monde extérieur, de peur de  faire fuir les autres en se mettant à nu. Je n'arrive pas à m'en débarrasser de  ce sourire de timidité. C'est aussi un vestige de mon ironie de petit garçon sur  le monde trop réel qui l'entourait.
		       P. M. : Avez-vous mis du temps avant d'avoir le sentiment d'être un acteur ?
               A. D. : Truffaut m'a donné ma première chance au cinéma dans “ Une belle fille  comme moi ” avec Bernadette Lafont en 1972. C'était mon premier film et  j'avais un sentiment de frustration car je ne comprenais pas que l'on puisse se  satisfaire d'une seule prise. J'aurais voulu en faire d'autres pour avoir le  sentiment d'avoir donné le maximum, d'être allé le plus loin possible dans  l'exploration du rôle. Après les prises, je m'isolais dans un coin et je  rejouais toute la scène. Ça amusait beaucoup Truffaut qui me disait :  “ Vous êtes le seul comédien avec Michel Bouquet à rejouer les scènes après  les avoir tournées ! ”. J'ai mis longtemps avant de pouvoir me dire  “ J'ai joué ”. Il m'a fallu attendre la rencontre avec Resnais et le  tournage de “ Mélo ” en 1986. Sur ce film, j'ai joué pour la première  fois comme j'en avais envie. Souvent les répétitions au cinéma semblent  incongrues, or là nous avons répété comme au théâtre avec Sabine (Azéma) et  Pierre (Arditi). Je sentais de la part de Resnais un regard si bienveillant,  une telle écoute, une telle confiance que je me suis abandonné. Au fur et à  mesure des répétitions, je me rendais compte de l'économie de mes gestes, de ma  voix qui devenait de plus en plus grave, des expressions qui se concentraient  sur l'essentiel... C'est ça le travail de l'acteur, cette bataille avec la vérité.  Même si nous ne nous exprimons pas avec notre vérité propre, le travail nous  rend accessible la vérité du personnage et sa sincérité. Dans ce film, je me  suis vu exprimer des sentiments (la jalousie notamment) que jamais je n'aurais  exprimé dans la vie. Même mon visage obéissait à des expressions que,  musculairement, je ne connaissais pas !
		       P. M. : On a découvert votre potentiel  comique en 1986 avec “ Trois hommes et un couffin ” de Coline  Serreau. Depuis il y a eu “ On connaît la chanson ” de Resnais,  “ Tanguy ” de Chatiliez et bientôt “ Dix-huit ans après ”,  la suite de “ Trois hommes et un couffin ”. Vous sentiez-vous à l'étroit  dans la gamme des rôles intellectuels un peu compassés de vos débuts ?
               A. D. : C'est assez nouveau pour moi d'avoir accès à cette palette de rôles différents.  Rohmer, Rivette, Resnais m'ont tous confié des personnages introvertis : depuis  “ Mélo ” jusqu'à ce très beau personnage de luthier évoluant dans  l'univers du non-dit dans “ Un cœur en hiver ” de Sautet. Mais en  fait, j'attendais autre chose, je voulais montrer de moi un autre visage et me  balader dans d'autres univers. Pour “ César et Rosalie ”, Sautet  avait engagé Montand (qui n'avait joué jusque-là que des rôles sérieux) parce  qu'il l'avait vu faire un numéro très drôle dans un dîner en ville. Voilà, dans  notre métier, il faut attendre qu'un metteur en scène tombe amoureux d'un  acteur.
		       P. M. : Votre travail de fin de maîtrise en linguistique traitait des  “ locutions qui ont trait au visage humain ”. Et c'est justement ce  qui surprend dans votre jeu, le visage qui émet et le corps qui prend le relais  des mots...
               A. D. : Dans la vie, les acteurs sont très introvertis. Même ceux qui semblent les plus  extravagants tiennent en réalité bien caché leur moi intime. Cette vérité d'émotions  ne se dévoile finalement que dans les silences de leurs personnages. Et là, le  visage et ce qu'il exprime devient l'essence du jeu pour la plupart d'entre  nous. Mais c'est au théâtre, le lieu de l'acteur par essence, que je ressens le  plus la dimension “ charnelle ” que vous évoquez. La dimension  physique de l'exercice se fait parfois encombrante car je me crée tout un tas  de douleurs somatiques et je passe des nuits blanches peuplées d'interrogations  sur le rôle. J'ai gardé ça depuis mes débuts. Je me mets la barre un peu haut,  je me fais une idée d'une scène et si je n'ai pas pu aller au bout de cette idée,  cela provoque une frustration.
		       P. M. : Sabine Azéma, votre partenaire et amie, évoque avec tendresse votre côté  douloureux et mystérieux. Elle vous voit comme un “ chat indépendant et  libre ”. Êtes-vous d'accord ?
               A. D. : Il y a chez moi une difficulté d'être, quelque chose de solitaire qui ressemble  à un décalage avec le monde réel. Je me sens comme quelqu'un qui a été éduqué  avec la vocation de devenir Philinte plutôt qu'AIceste. Or j'aurais bien aimé être  Alceste. C'est un petit combat intérieur (un peu apaisé maintenant) entre la  peur et l'aventure. Ce n'est pas assez d'une vie pour aller au bout de soi-même.  Avec le temps, j'accepte les déambulations intérieures, les résistances lâchent  et je vais plus vers mes désirs et mes envies. Mais je sens que je traîne  parfois, comme Sisyphe, des sacs de comportements qui n'ont rien à voir avec ma  nature profonde. Il faut peut-être s'être fait un plaisir, dans l'enfance, de détailler  le rien des moments où la vie n'était pas assez intense, pour être comme la  pierre à l'intérieur de la fronde bien tendue et s'engager dans la vie avec une  grande énergie. Dans mon cas, c'est comme si l'énergie avait été longuement  contenue pour exploser...
		       P. M. : Vous avez  sur votre vie un regard ironique et lucide, presque auto-analytique. Vous êtes-vous  intéressé à la psychanalyse ?
               A. D. : Ce que j'ai retenu de ces moments thérapeutiques de dialogue (parce que je les  ai toujours vécus de cette façon), c'était ce rendez-vous à jour et à heure  fixes avec moi-même. Car effectivement, j'ai l'impression de me laisser happer  très vite par cet appétit de la vie, le regard des autres, le besoin de  prouver, la vie courante qui m'émiette parfois au point que je ne sais plus  exactement ce que je fais, ni exactement qui je suis. La psychanalyse me  donnerait peut-être encore d'autres clés pour interpréter des mots, des événements,  des paroles... Mais je me suis déjà trouvé pas mal de réponses à mes  questionnements sur ma nature, infiniment plus à l'aise dans le jeu que dans le  Je. Aller plus loin, plus au fond, ce serait peut-être prendre le risque de  perdre la grâce du jeu.		       
		       
                
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