Chaque  année, ils sont seulement 8000 chanceux parmi les deux millions de  demandes à pouvoir retenir une table dans le célèbre restaurant El  Bulli pour déguster un menu de 25 miniatures concoctées par l’un  des plus grands chefs du moment, le maître cuisinier espagnol Ferran  Adrià.
                 C’est  en Catalogne, à L’Hospitalet de Llobregat très exactement, près  de Barcelone, en ce jour du 14 mai 1962 que naît celui qui, 20 ans  plus tard, vend des pizzas à Ibiza pour payer ses études. Si  l’ascension du Catalan est fulgurante depuis 1982, on ne peut  laisser de côté le fait qu’il a expérimenté à aujourd’hui  toutes les facettes du métier, du simple employé plongeur jusqu’à  la plus haute distinction…
                                    Une  cuisine entre révolution et tradition
                 L’apport  essentiel de celui que beaucoup de spécialistes qualifient de  véritable génie culinaire réside dans l’audace de Ferran Adrià  d’avoir su s’étayer sur sa formation de base, la cuisine  traditionnelle catalane, pour la dépasser et créer à partir de  celle-ci une cuisine d’avant-garde. En expérimentant les  technologies de son temps, il réussit le tour de force de faire  évoluer les textures, tout en respectant les saveurs de sa  tradition. Bien qu’on tienne Ferran Adrià pour un des spécialistes  de la cuisine moléculaire, le célèbre cuisinier préfère parler,  en ce qui le concerne, d’art plutôt que de science. Certes,  cette influence existe mais elle ne représente qu’une part infime  de mon travail,  explique le chef étoilé. J’intègre  dans mon processus d’avant-garde beaucoup d’autres disciplines,  du design à l’architecture en passant par le graphisme et le  langage des signes… Pour  lui, la cuisine ou la gastronomie moléculaire relève en effet d’une  réelle discipline scientifique, alors que ses travaux – selon ses  propres termes – reposent sur une « avant-garde créative ».  D’octobre à mars, lorsque son restaurant est fermé, Adrià se  livre, entouré de ses chefs, à un véritable travail de création.  Dans ce qu’il appelle son atelier, il expérimente et peaufine ses  nouvelles recettes. Parmi ses spécialités uniques au monde, on peut  citer les  olives sphériques, le  biscuit de gingembre et de kumquats cuit à l’azote, la  soupe de pin aux algues et jaune d’œuf…  Soucieux de conserver la qualité plutôt que la quantité, Ferran  Adrià dit regretter de ne pouvoir recevoir qu’un nombre limité de  convives par an. C’est pour cette raison qu’il essaie de combler  cette frustration en publiant.                 
                 Une  alchimie de l’esprit
                 Je  suis marqué par une certaine inspiration japonaise,  confie le cuisinier au journal l’Express en 2009, qui  me pousse vers le sentiment plus que la performance. L’exemple de  la feuille d’huître est significatif… C’est une feuille d’une  plante canadienne au goût très prononcé d’huître. Je la sers  crue, avec simplement quelques gouttes sphérifiées de  vinaigre-échalote. Ça n’a rien de japonais dans les produits mais  l’approche est fondamentalement zen.  Peu de maîtres culinaires réussissent avec bonheur cette alchimie  de l’esprit qui consiste à savoir saisir les bases d’une  tradition tout en innovant. C’est d’ailleurs le propre de la  créativité authentique que de transmettre l’essentiel sans  reproduire indéfiniment les mêmes recettes. En ce sens, Ferran  Adrià peut fort justement être qualifié de génie culinaire, son  restaurant étant reconnu comme le meilleur du monde…
                 Des  projets écologiques
                 Adrià  ne se repose pas sur la routine de son succès puisqu’il a décidé  de fermer l’El  Bulli, de 2012  à 2014, afin de proposer un nouveau concept dans un souci de  recherche et de développement. Dans un mail adressé à l’AFP, le  cuisinier de 47 ans explique : Une  chose est claire, nous ne serons pas dans le circuit conventionnel  des restaurants, des guides, etc… El Bulli sera un nouveau concept  articulé autour de la créativité. Parallèlement,  Ferran Adrià pense se consacrer aussi de plus en plus à  l’enseignement, aux conférences et à sa fondation Alicia destinée  au dialogue entre science et cuisine. En outre, l’écologie jouant  aujourd’hui un rôle incontournable, la nouvelle construction  prévue par le cuisinier sera un  projet pilote en matière d’architecture durable, sans émissions  toxiques et qui produit elle-même son énergie. L’architecte  du projet, Enric Ruiz Geli, a même confié que, pour préserver  l’écosystème de la région, des recherches ont été entreprises  afin de générer de l’hydrogène à partir d’algues et compenser  ainsi les émissions de CO2. Décidément, Ferran Adrià n’a pas  fini d’étonner et de surprendre puisqu’il se situe non seulement  à l’avant-garde de la cuisine moléculaire ancrée dans  l’excellence mais il se fait aussi le chantre d’une profession  qui, grâce à son exemple, se dirige sans détour vers une  gastronomie respectueuse de l’environnement…  
                  
                 Dominique Viguier