D'où  viennent leurs dons ? Qu'ils soient artistes, poètes, scientifiques  ou philosophes, les noms de ces aristocrates de l'intelligence tout  simplement prononcés font rêver... Qu'ils s'appellent Picasso ou  Einstein, ils renvoient à un phénomène étonnant, sorte de  facilité de réalisation inaccessible au commun des mortels.
                         Leurs  œuvres participent même à transformer la face du monde et ce, de  manière durable, les situant dans une dimension d'intemporalité. Du  fait des évolutions que leurs trouvailles permettent à l'humanité,  ils appartiennent à l'Histoire. Le génie est, selon la définition,  un de ces dieux qui président au destin de chaque être humain. Ces  élites seraient-elles alors bénies des dieux ? Et quels démons les  animeraient-elles dans le cas contraire ?
                           La  vie quotidienne de ces surdoués fait pourtant moins rêver que leurs  réalisations. Ces êtres hors norme, dotés d'une faculté qui  semble innée d'assumer leur destin jusqu'au bout, y sacrifient  souvent leur bien-être social et parfois même une grande part de  leur vie affective. Excentriques, d'une logique imprévisible, tant  en amour qu'au travail, ces grands Hommes sont, de plus,  répétitivement soumis à la critique de leurs contemporains,  méprisés ou rejetés en raison de la nouveauté de leurs œuvres.  Certains vivent un destin tragique, comme Van Gogh ou Artaud, ces  sires de l'intelligence nous rappelant que le génie et la folie ne  sont jamais très éloignés. Dali de dire : « La seule différence  entre moi et un fou, c'est que moi je ne suis pas fou » ! Les génies  luttent-ils alors contre la folie ou la folie s'acharne-t-elle contre  ces Hommes trop happés par un futur tellement anticipatoire que hors  la loi ?
  Dépassant  les limites des connaissances acquises et ouvrant des failles dans  les perceptions communément admises, ces nobles esthètes  persévèrent au travail ; difficile de savoir s'ils sont les acteurs  de leurs œuvres ou s'ils en sont les réceptacles, jouets d'un  souffle profond venu d'une nature qui les transcende. En ce sens,  Kant a pu dire : « Le génie est la disposition innée de l'esprit  par laquelle la nature donne ses règles de l'art ». Le noble  artiste accepterait-il alors que son désir ne soit que le désir de  l'Autre ?
  Actant  d'une nature qui l'anime et conscient de sa mission, l'aristocrate de  l'intelligence lègue à l'humanité, sans attendre de retour. Bien  qu'il paraisse parfois possédé par son œuvre, son don ne se révèle  pas toujours tôt dans l'enfance. Ainsi Zola se permit-il d'avoir de  très mauvaises notes en français durant sa scolarité. Bien que  Goethe sut parler six langues avant sept ans, son ouvrage majeur, «  Faust », ne fut achevé que tardivement, vers la fin de sa vie. Le  génie est donc soumis, lui aussi, à une maturation, la plupart du  temps soutenue par un travail forcené, quand bien même il semble  qu'il ait libéré la connaissance de façon spontanée. Picasso dira  : « J'ai initié tout le monde, sauf moi », insistant sur le fait  qu'à douze ans, il dessinait déjà comme Raphaël. Au niveau de  cette faculté de connaissances intrinsèques de ce qui l'a précédé,  s'articule peut-être effectivement un lien entre génie et folie,  l'artiste devant s'offrir en s'exposant. On note, dans cette  perspective, que l'épisode prolifique de Rimbaud se situe dans une  période de transition de la fin de son adolescence durant laquelle  ses conduites addictives et marginales laissent jusqu'à penser à  une phase de décompensation. À la limite de l'humain et de cet  autre univers, peuplé de figurations mythiques, tels les chamans ou  les alchimistes, dotés d'une pré-science des mouvements  inconscients qui les animent, les nababs de la science et de l'art  auraient alors la grandeur d'âme de s'abstraire d'idéaux collectifs  et de leurs illusoires normes du bonheur. N'est-ce pas d'ailleurs de  cette capacité d'abstraction que le génie tire la force de dépasser  les mentalités de son époque ?
  Pour  ce qu'il est des perceptions des mouvements de l'inconscient, revient  souvent l'idée que la création est issue de la rêverie, voire du  rêve. Descartes eut, par exemple, la révélation de sa méthode  entre rêve et sommeil ; le chimiste Kekulé Von Stradonitz raconte,  de son côté, qu'il découvrit la structure circulaire d'une  molécule en dormant. L'aspect somnambulique des créateurs à  l'œuvre ressort régulièrement, que ce soit à travers Kant qui,  réglé comme une horloge, sortait à heure exacte faire sa promenade  journalière ou, autre exemple, Newton, oubliant tous les usages  vestimentaires, alimentaires ou civiques, pris dans ses pensées.  Picasso était capable de s'enfermer plusieurs jours et de peindre  rageusement sans se soucier du temps social. Les conduites  vestimentaires d'Einstein maintenues, pour le plus grand regret de sa  femme, au nom d'une logique implacable, sont un peu du même acabit :  le grand physicien préférait marcher pied nus qu'en chaussettes,  celles-ci étant de toute manière vouées à se trouer ! Bien que  ces attitudes semblent ramener à un idéalisme passionné qui  ignorerait tout du monde extérieur, il apparaît pourtant que les  grands Hommes lui restent sensibles ; ils sont ainsi souvent dotés  d'un autre centre d'intérêt que leurs passions – l'alchimie pour  Newton, la musique pour Einstein, les femmes pour Picasso. Ils  paraissent, d'autre part, transformer ce qu'ils perçoivent en  fonction de leurs visions et de leurs recherches. La baignoire  d'Archimède ou la pomme de Newton pourraient alors être les  prototypes de ce que le génie retient du monde extérieur. Selon  certains, le cubisme serait né d'une rencontre entre Matisse et  Picasso chez Gertrude Stein : le premier ayant montré au second une  statuette africaine, celui-ci la scruta toute la soirée ; le  lendemain, Max Jacob, qui a assisté à la scène, trouvera le sol de  l'atelier de Picasso jonché de dessins de visages féminins au style  cubiste. Les génies, centrés sur les signes précis et parfois  infimes que l'Univers leur transmet, ont bien compris que, comme le  suggère encore Picasso, « la réalité, c'est la façon dont on  voit les choses »...
  La  représentation de ces surdoués dépasse de loin la pensée de leurs  époques respectives. Le théorème de Fermat, légué à la fin du  dix-septième siècle, n'a pu être démontré qu'en 1993.  Solitaires dans leurs démarches, ces êtres d'exception s'avancent  sur le terrain de l'impensé et de l'impensable, obligés d'inventer  leurs propres règles et leurs propres outils. Quels que soient leurs  sujets de prédilection, il semble bien que ce soit le « beau » qui  motive leurs recherches. De grands mathématiciens parlent ainsi du  sentiment esthétique que provoque la juste combinaison de chiffres,  solution dont il faudra parfois de nombreuses années avant que la  démonstration soit faite. Nul doute que là où le commun tente avec  plus ou moins de talent de restaurer l'objet, le génie le sublime,  lui donnant ses lettres de noblesse. Pour Lacan, « la sublimation,  c'est élever l'objet à la dignité de la chose ». Il s'agit-là de  cet impensé dans lequel se réalise l'artiste et qui lui permet de  fasciner le plus grand nombre. Son legs à l'humanité contient  autant l'œuvre que son mystère et entretient habilement cette  question redondante : « Comment a-t-il pu ? ».
 
Gilles Montarel