Franz Kafka

L’oeuvre prolifique de ce grand écrivain du XXème siècle a donné naissance à l’adjectif « kafkaïen », qualifiant une situation inquiétante par son absurdité et son illogisme. Poussant la dérision jusqu’à son paroxysme, on raconte que l’écrivain éclatait de rire lorsqu’il lisait des passages de certains de ses écrits à son entourage…

Il nous incombe encore de faire le négatif, le positif nous est déjà donné, écrit Franz Kafka dans ses cahiers ! Travaillant comme juriste dans une compagnie d’assurances le jour, il s’offre tout entier à sa quête littéraire la nuit venue. Ce qui n’est pas sans rappeler, dans un tout autre domaine, les travaux d’un certain Sigmund Freud, cherchant – en-deçà de la manifestation – les soubassements de l’être.

Une angoisse sublimée

C’est dans un immeuble de Prague que Franz, premier enfant de Julie (née Lowy) et de Hermann Kafka, voit le jour le 3 juillet 1883. Viendront après lui deux frères qui décèderont précocement. Le couple parental donnera ensuite naissance à Elli (Gabrièle) en 1889, Valli (Valérie) en 1890 et Ottla (Ottylie) en 1891. Resté seul garçon de la fratrie, Franz Kafka, de santé fragile (il fréquente régulièrement les sanatoriums), entretient des relations ambivalentes avec un père extrêmement autoritaire qui non seulement l’étouffe, mais n’apprécie pas les élans littéraires de son fils. Hermann va même jusqu’à s’opposer à son mariage avec Julie Wohryzeck. La « Lettre au père » qu’il n’enverra jamais à son destinataire, écrite alors que Franz a 26 ans, constitue la clé de voûte de toute l’œuvre de Franz Kafka. L’art vole autour de la vérité, mais avec la volonté bien arrêtée de ne pas se brûler, écrit-il dans « Préparatifs de noces à la campagne ». Si la psychanalyse voit là une écrasante angoisse de castration paternelle, elle reconnaît aussi une formidable capacité de sublimation de la part de ce passionné de l’écriture. « La métamorphose », « Le procès » et « Le château » – entre autres – restent des œuvres incontournables qui interrogent sans cesse le rapport conflictuel de l’Homme avec une autorité familiale et sociale déshumanisée. Kafka a su magistralement mettre son symptôme au service d’une critique lucide des dérives institutionnelles toujours possibles. Auparavant, le destin aura placé sur sa route un personnage essentiel…

Max Brod, le révélateur

Muni de son baccalauréat, Franz Kafka choisit, sans réelle conviction, de suivre un cursus de juriste à l’université. Une rencontre déterminante pour son avenir a alors lieu en 1902 : Max Brod, écrivain, poète et musicien. D’un an plus jeune que Franz, Max écrit à propos de son ami : Il émanait de sa personne un sentiment de force inaccoutumée que je n’ai jamais éprouvé en présence d’autres hommes, même de personnalités en vue et de très grande valeur. Il ne prononçait jamais une parole insignifiante… Nul doute que le jeune Kafka puise, au travers de cette amitié véritable, la force de s’engager en littérature car Max est avant tout un révélateur de talents. Il sait que son ami est promu à de grandes réalisations. L’écrivain Stefan Zweig considère d’ailleurs Brod comme un jeune poète entièrement dévoué à tout ce qui lui semblait grand. L’inconscient de Franz Kafka opère un véritable transfert. Là où son père le réduit, par le jeu d’un couple d’opposés, Max le grandit. Il avoue d’ailleurs se trouver entièrement sous l’influence de son ami. Dans une lettre écrite en 1908, il narre : Car tu sais, Max, mon amour pour toi est plus grand que moi, et est davantage investi de ma personne qu’il ne m’habita moi-même, de surcroît ; il n’a où se fixer sur mon être incertain… Assuré de cette reconnaissance, il peut laisser jaillir en toute sécurité sa créativité. De cette introspection littéraire naissent les chefs d’œuvre que sont « La métamorphose » et « Le verdict ». Tout est désormais sacrifié sur l’autel de la littérature. Côté cœur, Kafka ne connaît en effet, malgré quelques tentatives, que des échecs sentimentaux. Klaus Wagenbach consigne à ce propos : Il considérait toute autre solution qu’une vie entièrement consacrée à la littérature comme une construction artificielle destinée à satisfaire son entourage…

Un oeuvre universelle

Franz Kafka succombe le 3 juin 1924 des suites de la tuberculose. Il n’atteint pas sa 41ème année. Max Brod est confronté à un cruel dilemme : nommé exécuteur testamentaire, son ami demande à ce que ses œuvres non encore publiées soient détruites. Elles sont, selon lui, insuffisantes. Pour la première fois, Brod s’oppose à cette décision et publie un an plus tard « Le procès », et « Le château » en 1926. Heureuse trahison puisque les romans de Kafka sont considérés d’emblée comme des écrits majeurs par le mouvement surréaliste. Les philosophes Albert Camus et Jean-Paul Sartre les plébiscitent. Puis ils s’imposent dans les pays anglo-saxons avant que le public allemand ne les découvre dans les années 1950. On peut raisonnablement avancer que Franz Kafka, en scrutant des profondeurs essentielles et communes à tout être, a transcendé ses propres limites existentielles. Seul l’art authentique est capable d’une telle prouesse. Celui qui a côtoyé Albert Einstein continue de vivre au travers d’une œuvre, certes inachevée, mais laissant à ses lecteurs et à ses successeurs en littérature le soin d’en prolonger les effets. Le cinéaste Richard Dindo, auteur du documentaire « Qui était Kafka ? », diffusé sur Arte, est très explicite : Kafka m’a aidé, dit-il, à mieux me connaître et à mieux connaître les autres. Il m’a aidé à comprendre ce qu’est la littérature et ce qu’est le langage. Il est non seulement lu dans le monde entier, il est aussi l’un des rares écrivains dont les livres ont transformé nos vies…

 

François Geordin