La résilience et moi

     
    C'est un moment insolite, inattendu, parfois difficile de leur existence. Ils ont choisi de témoigner et de nous confier comment ils s'en sont sortis... seuls. Ils nous expliquent aussi ce qui a changé en positif et " pour de bon " dans leur vie à partir de l'obstacle ou de l'épreuve qu'ils ont eu à franchir et à dépasser. Si vous avez connu un épisode de ce type auquel vous n'étiez pas préparé, adressez-nous votre courrier qui sera lu et mis en ligne si son contenu a été sélectionné par la Rédaction...
     

    " Nous avons gardé
    notre bébé trisomique "

    " Nous avons gardé notre bébé trisomique "
    ©iStock
     

    Virginie et Ludovic sont présentés par des amis communs. Tous deux célibataires sans enfant, ils sont de jeunes quadragénaires. Coup de foudre réciproque et grossesse rapide…

     
     

    Quelle chance de rencontrer l’homme de ma vie ! Il correspondait en tous points à celui dont j’avais toujours rêvé. Il était celui que j’attendais. Nos milieux familiaux respectifs étaient identiques, nos professions complémentaires, nos goûts ne faisaient qu’un… Nous avions 40 ans mais… pas d’enfant. Comme tout collait parfaitement entre nous, nous prîmes la décision d’avoir un bébé sans attendre. Six mois après notre coup de foudre, j’étais enceinte. Compte tenu de mon âge, mon gynécologue me donna des conseils basiques en tout début de grossesse, comme arrêter l’escalade qui était ma passion. On se doute que j’obtempérai sans regret. Les prénoms de notre futur bébé s’imposèrent à nous sans désaccord : Marine pour une petite fille, Marius pour un petit garçon. Nous décidâmes d’attendre la fin du premier trimestre pour annoncer la bonne nouvelle à nos parents, heureux déjà de nous savoir très amoureux et si bien « assortis »… Comme grand nombre de futures mamans, je traversai les premières semaines de grossesse en ayant des envies de dormir irrépressibles, des nausées mais très supportables et un appétit… d’ogre ! Mon médecin me rappela un peu à l’ordre car ma prise de poids s’accélérait. Je cherchais à m’expliquer en rationalisant et en assurant que manger calmait mon mal au cœur. Le praticien ne l’entendait pas de cette oreille et me dit que boire un grand verre d’eau pouvait faire l’affaire mais les kilos superflus et inutiles en moins à la sortie… Il avait raison et je me rangeai, tant bien que mal, aux conseils avisés de la science. Nous avions hâte, Ludovic et moi, d’assister à la première échographie. Elle eut lieu, enfin : l’embryon était bien là, la gestation se développait normalement, il n’y avait qu’un seul bébé et j’accoucherais, comme prévu, aux environs du 7 août. Ceci dit, un sac ovulaire de 5 mm, ce n’est pas évident à visualiser pour des parents néophytes mais c’est tout juste si je ne cherchais pas déjà à trouver une ressemblance avec un des deux géniteurs ! En revanche, l’activité cardiaque se manifestait déjà, confirmant une petite vie active et présente. Je savais, toutefois, qu’à partir de 38 ans pour la mère, la législation française proposait une recherche de trisomie 21. Le médecin m’en informa, de toute façon y étant obligé. Il m’expliqua l’intérêt de faire pratiquer une amniocentèse lors du deuxième trimestre de la grossesse, en plus d’une nouvelle échographie à cette période qui pourrait, bien sûr, vérifier la qualité du muscle cardiaque, l’appareil rénal et l’épaisseur de la nuque. Cette notion de nuque épaissie ne me parlait pas mais je n’avais pas envie de demander au gynécologue l’importance d’un tel calcul. Toutefois, l’amniocentèse serait pratiquée non pas pour nous rassurer, Ludovic et moi, mais parce que dans notre entourage familial et amical, ça ironisait pas mal. Les plaisanteries n’étaient pas toujours du meilleur goût d’ailleurs. D’accord, on nous le répétait sans cesse : Votre bébé viendra au monde avec des parents octogénaires ! J’ai mis du reste un peu de temps à comprendre que l’humour portait sur 40 + 40… On induisait aussi allègrement que lorsque notre héritier aurait 30 ans, c’est-à-dire en fin de fac, nous atteindrions les 70. Et puis, pour financer ses études, alors que nous serions à la retraite, il fallait déjà y penser. Plutôt bien élevés, mon compagnon et moi ne répondions jamais à ce genre d’angoisses débiles (eh oui…) qui pleuvaient sur nous, notamment lors de repas entre amis ou en famille. J’avais osé un jour rétorquer que bien des stars avaient eu un solide bébé à 40 ans - et bien plus -, cité Rachida Dati, Monica Belluci, Carla Bruni-Sarkozy et tant d’autres, les réponses les plus saugrenues arrivaient en trombe : Après tout, leur enfant est peut-être anormal, ou encore, C’est la presse qui a pu faire croire qu’elles étaient enceintes alors qu’elles ont peut-être adopté… Le bouquet est venu de la mère de Ludovic qui, un dimanche après-midi, à l’heure du thé, nous donna les statistiques de risques d’enfants trisomiques après 40 ans : 1/1000 ! Son fils réagit assez violemment en lui assénant que notre bébé ferait partie des 999ème autres. Les normaux. Les bien portants ! Il conclut en se levant, endossant son vêtement professionnel de Psychologue (son métier et le mien) : Décidément, comme l’a dit Freud, la bêtise fait plus de dégâts que la maladie… Nous partîmes et un froid persistant dura un mois entre mes beaux-parents et nous. Ils firent le premier pas, ce que nous n’attendions pas particulièrement, et nous téléphonèrent en nous demandant s’ils pouvaient passer nous embrasser à la maison. Nous étions tout de même soulagés que cette brouille passagère se dissolve. Gentiment, ils nous offrirent quelques vêtements de naissance, adorables, neutres, mais ma belle-mère ne put s’empêcher de préciser qu’elle avait beaucoup hésité à faire ces achats maintenant car offrir un cadeau destiné au bébé, avant sa naissance, « on dit que » ça peut porter malheur. Toujours est-il qu’elle l’avait dit… Nous n’allions pas recommencer à nous quereller à cause de cette nouvelle maladresse et puis, la « tarte » aux « pommes » qu’elle avait apportée était succulente… Mais la « tarte » abritait pernicieusement son petit côté prémonitoire car nous allions en recevoir une, Ludovic et moi, « pas piquée des vers » et nous allions être bien « pommés »…
    L’amniocentèse allait donc être pratiquée. Je l’appréhendais physiquement mais surtout parce que mon gynécologue m’avait prévenue que cet examen médical présente un aspect un peu traumatisant pour le fœtus en voie de développement. Il s’agit de prélever du liquide amniotique dans lequel grandit l’enfant. Le laboratoire analyse ensuite ses chromosomes et établit son caryotype. En fait, je ne me souciais pas vraiment du nombre correct de chromosomes 21, j’étais plutôt un peu contrariée par la possibilité d’une fausse couche, même si le médecin m’avait indiqué qu’elle n’intervenait que dans 2 % des cas. Ouf, il n’y eut pas de fausse couche. Chaque jour me redonnait confiance. Ludovic n’avait jamais été aussi joyeux et démonstratif et nous avions quasiment oublié que les résultats du caryotype allaient arriver.
    Je venais de me garer dans mon parking quand mon téléphone sonna. Mon gynécologue voulait me voir mais il n’y avait pas urgence. Cette contradiction me fit lui demander de quoi il s’agissait en fait. Le caryotype de mon bébé semblait poser problème. Je lui demandai s’il pouvait nous recevoir ce soir, Ludovic et moi, car je commençais à ne pas me sentir bien du tout. Il accepta, bien entendu…
    Le couperet venait de tomber : Marius était atteint de trisomie 21. Mon compagnon et moi étions sonnés. Nous ne pleurions pas. Hébétés, nous écoutions le médecin nous donner la marche à suivre. Une IVG thérapeutique pouvait être pratiquée si nous le décidions. Nous pouvions attendre quelques jours pour y réfléchir.
    Dans la rue, je pris la parole la première. Je voulais garder « mon » bébé. Ludovic aussi. Cette situation peut sembler paradoxale mais nous étions en colère, à l’unisson, contre cette société qui cherche à aseptiser. Ludovic eut soudain une réaction de génie : Ils sont gonflés de vouloir tout éradiquer comme ça, d’un coup de scalpel ! Réfléchissons, me proposa-t-il, si - adulte -, un jeune de 20 ans, normal, a un accident de voiture très grave et reste un « légume » ou handicapé, alors on l’euthanasie, on le tue ! Rouge de colère, il ne se souciait pas le moins du monde des passants. Il continua : Tu imagines, je me casse la figure dans l’escalier, je deviens paralysé et tu me fais euthanasier… J’avais aimé cet homme dès la première minute où je l’avais vu, mon amour pour lui avait grandi au fil du temps et là, je l’adorais. L’amour dans un couple, c’est ça : ne jamais rejeter la faute sur l‘autre. D’autant que là, c’eut été facile de le faire sur moi, la mère du petit Marius, bébé trisomique… Nous étions excités comme si une grande et belle nouvelle venait de nous surprendre ! Nous avons peu dormi, nous disant que notre enfant « différent » allait certainement changer beaucoup de choses dans notre quotidien. Première décision : j’allais arrêter de travailler. Nous nous serrerions un peu la ceinture, ce qui n’est pas grave. Il allait juste maintenant falloir annoncer le diagnostic à nos parents respectifs et notre décision d’accueillir notre bébé et son chromosome en plus…
    Nous commençâmes par mes parents, pensant - à tort (on peut décidément toujours se tromper !) - qu’ils seraient dans l’accueil et l’acceptation de notre choix. Et là, c’est mon père qui s’y mit : nous étions deux irresponsables, cet enfant allait être malheureux et coûter cher à la sécurité sociale ! C’en était trop. Je me levai et poussai Ludovic vers la sortie. Il ne se fit pas prier ! Cet épisode nous glaça pour aller annoncer à mes beaux-parents la venue d’un enfant « anormal ». Nous remîmes à plus tard (A plus tare !)… Cette expression qui vient de surgir de mon inconscient me fait réaliser, une fois de plus, que les déficients ne sont pas toujours ceux que l’on imagine. Les jours passaient et nous n’avions pas du tout envie de prévenir la famille de Ludovic. Mon compagnon me dit cependant un jour que cette attente à dire la vérité lui devenait insupportable. Le dimanche suivant, nous leur libérions ainsi notre lourd secret. IN-CRO-YABLE ! Mes beaux-parents - par on ne sait quel miracle - furent pris d’empathie pour nous et surtout pour notre petit garçon à venir. Mon beau-père eut cette phrase sage connue de tous : Il vaut mieux en voir arriver un que partir… Il ajouta : Ce bébé vous a convaincus à sa façon qu’il devait venir au monde, il va nous redresser… J’étais tellement touchée que je tombai dans ses bras. Je lui demandai entre deux sanglots, entrecoupés de rires, si le deuxième prénom de notre fils pourrait être celui de mon beau-père. Il était radieux. Marius, Michel était donc très attendu…
    Mon expérience de Psychologue m’avait conduite à rencontrer bien des parents inquiets, déçus, du comportement de leur enfant dit « normal ». Marius, âgé aujourd’hui de 13 ans, ne nous a jamais déçus. Ce fut un bébé facile et surtout… charmeur ! Il a souri très tôt et il rit beaucoup aux éclats encore aujourd’hui. Certes, il a du mal à faire des liens mais, avec ses petits moyens psychologiques et sa volonté, il y parvient tant bien que mal. Le plus difficile fut d’établir le lien entre « avoir soif et eau minérale dans le réfrigérateur ». Il en jouait un peu et nous avions décidé de le laisser progresser à son rythme. C’est ainsi qu’un jour où il avait soif et cherchait à me faire plier (c’est-à-dire lui apporter de l’eau) - ce que je refusais sachant qu’il pouvait très bien se débrouiller tout seul, l’ayant déjà fait -, il alla chercher un verre dans le buffet et le mit à l’envers sur la table. Ce passage à l’acte m’intrigua. Je choisis de l’observer le temps qu’il faudrait. J’étais persuadée qu’il allait se passer quelque chose d’important. Entre temps, Marius avait décidé de me faire culpabiliser : il s’était mis devant la porte-fenêtre de la cuisine, me tournait le dos et m’ignorait. Je devais comprendre. Un verre vide renversé sur la table ? Je pris la décision d’aller chercher, à mon tour, un verre, à l’identique de mon petit chenapan, et le mis à côté du sien mais prêt à recevoir du liquide. M’ayant entendue, il se leva, se dirigea directement vers le réfrigérateur, l’ouvrit, saisit la petite bouteille d’eau minérale en plastique, me demanda de l’ouvrir et but quelques gorgées au… goulot ! Ce qu’il ne faisait jamais. Je ne comprenais rien à cet acting-out mais décidai de continuer à l’observer. Il m’invita alors à faire comme lui. Je ne savais si je devais accepter ou refuser. Je choisis de boire au goulot. Il applaudit. C’est ainsi que Marius commença à m’éduquer.
    Je reconnus alors - ce que je ne voulais pas admettre - que j’étais « coincée ». Coincée dans le sens de « rigide », en particulier lorsque je n’étais pas d’accord avec un interlocuteur. Je partis dans mes songes et un souvenir, peu enfoui mais refoulé, me revint, comme c’était le cas de temps à autre : j’avais 5 ans environ quand mon cousin, âgé de 15 ans, me demanda de le suivre dans le grenier pour faire une cabane. Il fouilla dans une vieille malle et fit semblant de fabriquer une tente. Je ne devais pas salir me dit-il et il me fit me déshabiller. Il se déshabilla à son tour et me demanda de lui toucher son pénis. Il me caressa. Je sentais que c’était mal mais je continuai. Je ne saurais dire combien de temps ce vilain jeu dura. Je n’en ai jamais parlé à personne mais j’ai soigneusement évité mon cousin depuis ce jour-là. Cependant, c’est Marius qui m’a fait comprendre sur quoi c’était ancrée ma difficulté à mettre au monde un bébé alors que j’étais encore jeune. Mon analyse la plus réaliste pour moi a consisté essentiellement à admettre - même si c’est névrotique - qu’avoir un enfant « différent » ferait que je ne le laisserais jamais seul. Je ne veux pas qu’on me juge là-dessus : c’est le seul moyen que j’ai trouvé d’arrêter une fatalité sûrement transgénérationnelle de viols. Par contre, Marius m’a apporté beaucoup d’autres satisfactions encore. Une parmi des dizaines ? Savoir adresser de l’Amour sans conditions ni compromis…

     

     
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